CHAPITRE V

Il fut réveillé par la douleur, avec l'impression qu'on l'avait écorché vif. Un moment, il resta immobile, blotti contre le corps chaud de Lorn. Il sentait la respiration régulière du loup, les battements de son cœur. Soulagé, il se rappela qu'il était débarrassé de Strahan et que son lir se remettrait complètement.

Ses blessures avaient été pansées. Malgré sa faiblesse, il parvint à se mettre en position assise.

Il aperçut Finn, accroupi près d'un foyer improvisé.

Donal tourna la tête. Il sentit tirer la chair de son cou. Il toucha sa cicatrice, longue comme la moitié de la main d'un homme.

— Tu m'as défiguré, su’fali, dit-il.

— Nous n'avons rien fait à ton visage, se défendit Finn. Quand les marques de la bataille se seront estompées, je ne doute pas que Sorcha te trouvera aussi séduisant qu'avant.

Finn se leva.

— Je vais nous chercher quelque chose à manger. Je refuse de faire un pas de plus avec le ventre vide.

— Essaie de trouver un gibier bien gras, dit Donal. Si Evan a aussi faim que moi, nous aurons besoin d'un déjeuner géant.

Finn fit jouer le couteau homanan dans son fourreau. Donal songea qu'il devait toujours être fou de douleur de savoir que Karyon avait péri.

Pendant tant d'années, son travail a été de le garder en vie... Pour finir, il a travaillé à sa perte.

Finn regarda Evan, toujours couché sur une pile de feuilles.

— L'Ellasien dort comme un mort, dit-il, méprisant.

Puis il sortit de la chapelle, Storr à ses côtés.

— Je ne suis ni mort ni endormi, lança Evan en se relevant. J'essayais juste de me réchauffer.

— Dans ce cas, approche-toi du feu.

Donal suivit son propre conseil et rajouta du bois dans les flammes.

— Où est parti Finn ?

— Chasser le petit déjeuner.

Donal vit que la barbe de l'Ellasien avait poussé, ombrant sa mâchoire de noir. Donal remercia les dieux que les Cheysulis n'aient pas de barbe. Il était amusé par la transformation de l'Ellasien. L'apparence immaculée d'Evan était un vieux souvenir. Il était sale et poussiéreux, ses vêtements étant déchirés et souillés.

II ne restait pas grand-chose du prince qui avait assisté au mariage.

— Je suis désolé que cela ait été si douloureux, dit-il en montrant la brûlure rouge vif, sur le cou de Donal. Finn a dit que c'était le seul moyen.

— C'est vrai. Mais ça m'aurait moins fait mal si vous m'aviez coupé le reste du cou !

— J'y ai pensé, plaisanta Evan. Mais je me suis dit qu'Homana aurait peut-être envie de voir son nouveau Mujhar. Des rumeurs courent, prétendant que tu es mort.

— Et si je l'avais été ? ( Donal regarda Evan en face. ) Tu es fils de roi et tu connais ces choses. A Elias, que se passerait-il si le Haut Roi était tué ?

— Lachlan le remplacerait. Il n'y aurait pas une grande agitation parmi ses sujets. Oublies-tu que Rhodri a une pléthore de fils ? Et Lachlan en a déjà deux, peut-être trois, maintenant. Ce serait une passation de trône d'un homme à un autre, sans rien de bien remarquable.

— Ce n'est pas pareil ici. Sans moi, Homana redeviendrait homanane. C'est peut-être la raison de tout cela.

— Que veux-tu dire ? demanda Evan. Ce qui est arrivé était fomenté par Strahan.

— Et qui d'autre ? Il a peut-être des complices homanans. Tous ne sont pas ravis de l'héritier que Karyon s'était choisi.

Donal se leva et fit les cent pas dans l'ancienne chapelle.

— Par les dieux... Ce lieu m'inspire une grande humilité, dit-il.

Donal examina de plus près les ruines. A demi cachées par du lichen, des runes étaient gravées sur la face avant de l'autel.

Il les dégagea avec son ongle. Quand il put lire une partie de l'inscription, il poussa un petit cri.

— Qu'y a-t-il ? dit Evan.

— Il n'est pas étonnant que nous n'ayons pas été dérangés la nuit dernière par Strahan ou ses serviteurs. C'est un sanctuaire. Vois-tu ces runes ? Elles offrent l'asile à tout Cheysuli qui y chercherait protection. Les Ihlinis ne peuvent pas nous atteindre ici.

Le cri de Taj perça le silence.

Donal fit demi-tour et se mit à courir.

— Evan, viens !

Il sentit ses blessures se rouvrir, les épines accrochant ses vêtements et sa chair, mais il n'y prêta pas attention.

Il déboula dans une petite clairière et s'arrêta si brusquement qu'Evan le percuta. Donal ne répondit pas à la question irritée de l'Ellasien.

Il n'aurait pas pu dire un mot.

Finn gisait dans la clairière, sur le dos, dans une position presque obscène. Ses yeux étaient grands ouverts et du sang coulait de sa bouche.

Une épée était plantée dans sa poitrine comme un étendard royal. La garde était en forme de lion. Dans l'or du pommeau brillait une pierre noire.

— Su’fali ! cria Donal.

Il s'agenouilla à côté de Finn. Un immense chagrin grandit en lui. La main gauche de son oncle reposait contre la lame. Ses doigts étaient tachés de sang, comme sa chemise.

Donal jura dans la Haute Langue, laissant libre cours à sa douleur et à sa colère.

Finn fit un pauvre sourire.

— Tu as fini par apprendre assez de Haute Langue pour ça, dit-il.

— Su’fali... Que puis-je faire ?

— N'aie pas de chagrin, harani. C'est une mort digne d'un guerrier.

— Qui t'a fait ça ? demanda Donal, la voix tremblante.

— Le garçon. Sa vengeance pour avoir perdu son jehan et sa jehana. II... a voulu reprendre l'épée. Mais je suis le fils de Hale, et je crois que l'arme m'a reconnu... La magie... l'a empêché de se l'approprier de nouveau. Il voulait te tuer aussi... avec la lame trempée pour toi... Faire mentir la légende.

— N'en dis pas plus, supplia Donal. Conserve tes forces... Je vais invoquer la magie de...

— Il n'y a rien à faire, dit Finn d'une voix faiblissante. Libère mon esprit quand je serai mort. Tu connais la coutume, Donal. Le rite à respecter pour un guerrier tué pendant la bataille. Et... Accomplis le rituel qui fera de l'épée... ton épée.

— Oui, dit Donal d'une voix rauque.

— Strahan voulait te blesser en me tuant, mais il t'a du même coup rendu l'arme qui sera l'artisan de sa chute. C'est la justice divine.

La justice ? Non, je n’y crois pas ! Pas quand cela signifie la mort de mon su’fali.

— Dis-moi que tu prendras l'épée et que tu tueras Osric avec... Pour venger la mort de Karyon.

— Et la tienne ! cria Donal.

— La mienne n'a pas d'importance. C'était mon tahlmorra de périr au service du Mujhar. J'en ai connu et aimé deux... ( Il ferma brièvement les yeux. ) Donal... Tu n'as jamais compris Karyon... Ses raisons ... Il a sorti Homana de la guerre et a rendu sa liberté à notre race...

— Su’fali... Ne parle pas de Karyon maintenant...

— Pourquoi pas ? Vous êtes si semblables, avec la même fierté et la même détermination. Je prie les dieux que tu t'en serves aussi bien que lui...

— Je le jure. Je promets de tuer Osric.

Finn lui prit la main. Sa poigne était désormais faible comme celle d'un nouveau-né.

— Je n'entre pas dans la mort... sans avoir accompli une partie de mon devoir. Le garçon... a une oreille en moins.

— Su’fali...

— Je ne te demande qu'une chose, murmura Finn. Suis ton tahlmorra... Fais de l'épée ton arme... dès maintenant... Je suis le chef de clan des Cheysulis... et tu es toujours un guerrier, même devenu Mujhar...

— Su’fali, c'est un honneur pour moi...

— Ja'hai, cheysu, Mujhar, murmura Finn. Cheysuli I’halla shansu.

— Accepté. Shansu, su’fali. Paix.

Donal prit l'épée à deux mains. Le rubis devint aussitôt rouge vif. Il affermit sa prise, et tira.

— Jahai-na, chuchota Finn avec son dernier souffle, tandis que le sang quittait son corps à gros bouillons. Oh, Alix, tu serais si fière de ton fils...

L'épée de Hale à la main, Donal regarda le guerrier mort. Il aurait voulu hurler, mais il n'osait pas laisser libre cours à son chagrin. Cela ne se faisait pas. II ne voulait pas déshonorer son clan. Le visage tordu par la douleur qu'il n'avait pas le droit d'exprimer, il souhaita être encore un enfant pour pouvoir crier tout son soûl.

— Je suis le Mujhar d'Homana et de Solinde, dit-il d'une voix rauque. Mais j'y renoncerais volontiers si cela me rendait mon su’fali.

Evan était pâle comme un mort. Il désigna quelque chose, derrière Donal.

Il se retourna et vit Storr, couché près d'un grand chêne. Il alla à lui et tomba à genoux. Puis il prit dans ses bras le lir de Finn.

O loup, il est parti... Je perds tous ceux à qui je tiens... Mon jehan, ma jehana, Karyon... Finn... Et maintenant toi...

Tu ne restes pas seul, murmura Storr. Tu as tes lirs, l’ Ellasien... Rowan... Les femmes qui t'aiment...

Storr, attends ! Ne me laisse pas seul...

Mon temps est terminé. Je n'ai aucune envie de vivre, maintenant que mon lir est mort. La magie touche à sa fin.

Tu me manqueras beaucoup, vieux loup, souffla Donal en fermant les yeux.

Tu me manqueras aussi. Après tout, je t'ai en partie élevé.

Donal sourit. Il passa la main dans la fourrure de Storr, caressa une dernière fois son museau grisonnant.

Je m'occuperai de son corps, Storr.

Il mérite tous les honneurs. Fais en sorte qu'il les reçoive.

— Bon voyage, vieux loup, dit Donal.

Entre ses bras, il n'y avait plus rien qu'un peu de poussière.